Un ami avec lequel je discutais en septembre m’a donné ce conseil profond : «Si tu parviens à parler de la peur, de ton vécu de celle-ci, tu vas toucher un grand nombre de personnes, car en réalité beaucoup d’entre nous vivons constamment avec cette émotion».
Très récemment, une discussion avec un autre ami m’a ramenée à cela. Il me faisait état de sa détresse face à l’écroulement du monde d’un point de vue écologique notamment, et de son profond sentiment d’impuissance, chacune de ses luttes militantes lui semblant harassantes et vaines. Sa peur a réveillé la mienne, profondément. Et avec elle, la culpabilité de ne jamais avoir l’impression de faire assez, d’être enfermée dans la tour d’ivoire de mes privilèges, sans être aux prises avec les difficultés du réel.
Et puis, dans un instant de présence, j’ai pris conscience que j’étais «sous-occupation» de la peur, pour reprendre une expression d’un de mes enseignants de méditation, Pascal Auclair. Que sans m’en rendre compte, j’avais chaussé les lunettes proposées par celle-ci et que je regardais à présent le monde à travers ses verres tintés et déformés. Que mon champ de perception s’était brutalement rétréci, que je n’avais plus de notion d’espace en dehors de mon sujet de préoccupation, que la playlist des pensées que j’avais à présent choisie était celle de tous les scénarios catastrophes envisageables.
Dans cet état, je crois qu’il n’est pas possible de prendre la moindre décision censée. Il me semble que chaque acte pris dans la peur est lui-même un acte de peur qui envenime la situation.
Quelques heures plus tard dans cette même journée, mes colocataires ont souhaité organiser un repas collectif. J’ai dit «non» au fait de participer, parce que la peur avait fermé mon coeur, et que dépenser quelques euros de plus me paraissait, à ce moment, une absolue catastrophe. Ceci est une anecdote sans réelle conséquence, mais le mécanisme qu’elle m’a permis de mettre en lumière se retrouve, il me semble, dans les situations plus complexes que je traverse. Car c’est précisément cette fermeture du coeur que la peur crée, cette certitude que l’on ne va pas avoir assez pour soi qui assèche la générosité et le partage.
Rien ne peut fleurir à partir de cette graine.
Ce soir là, j’ai mangé goulûment leurs délicieuses préparations sans participer, parce que la peur m’avait convaincue que je n’avais pas les moyens financiers pour celà. Je me suis “baffrée” pour étouffer mon insécurité et mon angoisse du manque en somme.
Après avoir terminé mon assiette, je me suis rendu compte de mon absence de générosité manifeste. Je m’étais servie de ce qu’elles m’avaient offert, sans retenue, et sans participer à aucun niveau. La gêne m’a fait réaliser que ce n’était pas ce type de réactions que je souhaitais nourrir en moi. Le lendemain, j’ai donc pris mon porte-monnaie, que je pensais trop vide la veille, pour aller leur faire un cadeau d’excuses et de remerciements pour le soin qu’elles avaient apporté à ce moment ensemble. Parce que «ce que l’on nourrit grandit» rappellent les Suttas dans lesquels sont recueillis les enseignements du Bouddha.
Alors quelle tendance choisissons-nous de nourrir quotidiennement ?
La Somatic Experiencing a une très belle approche de toutes ces questions. Quand le système corps-esprit est débordé par la peur, tout se fige et l’individu se retrouve en état de sidération, incapable d’avoir accès à ses ressources habituelles. Ce qu’il convient de faire alors, c’est de trouver une façon d’apaiser ce processus. Ce que m’invite régulièrement à faire ma thérapeute, c’est de prendre le temps de regarder autour de moi pour prendre conscience de l’espace et rassurer le système sur l’absence de danger immédiat. Pendant que les yeux balaient l’espace, l’invitation est de trouver un objet agréable sur lequel stabiliser le regard et de noter les changements que cela produit dans le corps : une sensation de détente dans le diaphragme par exemple, une décontraction au niveau des épaules... etc. Pour moi, c’est comme si mes défenses, mon hypervigilance se désactivaient progressivement.
Ce à quoi invite la Somatic Experiencing, c’est au réapprentissage de la patience et de la douceur : il ne s’agit pas de s’ouvrir brutalement à une émotion qui nous submerge, mais de l’approcher à pas lents, en prenant soin de rassurer le système à chaque avancée.
«Pour aller vite, il faut accepter d’aller lentement» me dit souvent ma thérapeute.
La même chose pourrait être dite pour la méditation. Pendant des années, j’ai essayé de forcer le processus pour qu’il aille au rythme que j’avais choisi. J’ai tenté maintes et maintes fois d’aller plus vite que le processus, de brûler les étapes. Par impatience, par souci de perfectionnisme, pour être la meilleure d’une certaine manière, comme s’il y avait une médaille du.de la parfait.e méditant.e à gagner.
J’ai longtemps compris les instructions d’être présente à mes émotions comme une injonction sans nuance à rester en contact avec elles coûte que coûte et je me suis laissée brûler par celles-ci encore et encore, pensant qu’il s’agissait du procédé juste.
Je crois que l’on n’obtient jamais rien de bénéfique par la violence et le fait de ne pas respecter son propre rythme en est une forme.
Apprendre la nécessité de prendre soin de moi et de me ressourcer a été long. Mes conditionnements sociaux notamment m’ont longtemps poussée à la performance plutôt qu’au respect de mon équilibre intérieur. Si je suis débordée par mes émotions, alors ce n’est pas le moment d’agir ou de rester en présence coûte que coûte. C’est le moment du repli, pour réalimenter la joie et la douceur vis à vis de soi, le moment de se rééquilibrer pour espérer agir de manière juste. Le moment du recul, pas parce que l’on a capitulé, mais parce que l’on a sans doute besoin de davantage de ressources internes pour accueillir l’émotion.
Ce qui m’a énormément aidée dans ce processus, c’est la pratique de Metta, la bienveillance. Lorsque l’on sème ces graines de douceur et qu’on les arrose régulièrement, elles nous transforment en profondeur. Une nouvelle possibilité de réponse s’ouvre alors, plus respectueuse de notre rythme et de celui de chaque phénomène. Ne pas chercher à forcer les choses parce que l’Ego l’a décidé, mais les laisser s’ouvrir d’elles-mêmes, lorsque c’est leur heure.
Alors aujourd’hui, lorsque j’ai peur, je m’assois sur mon banc de méditation. Je m’ouvre aux ressentis corporels pour m’ancrer dans l’ici et maintenant. Lorsque je remarque que j’ai été fascinée par une pensée - souvent alarmiste et disproportionnée dans le cas de la peur -, je relâche la contraction physique et psychique créée par celle-ci et autour de celle-ci. Je porte attention au discours intérieur que je nourris en lien avec le sujet et je cesse de l’alimenter. Pour soutenir cela, je reviens régulièrement aux sensations corporelles, notamment le contact des mollets sur le sol ou des mains sur les genoux, pour me réancrer dans l’instant présent. Je donne de l’espace à l’émotion, pour qu’elle puisse suivre son processus et disparaître, lorsque c’est le moment pour elle. Si elle est trop importante pour la capacité de présence disponible à l’instant, je porte mon attention sur une zone neutre du corps ou sur l’audition des sons, pour restaurer mon équilibre. J’apprends et apprends encore à me désidentifier des pensées, à reconnaître la manière dont chaque émotion teinte de sa coloration propre ma vision du monde à un instant donné, à relâcher encore et encore la contraction que la saisie crée autour de chaque phénomène.
Je ne prétends pas posséder la solution à tous les dysfonctionnements du monde. Beaucoup d’autres militent bien mieux, posent des actes significatifs plus puissants que les miens et ont donc une parole qui mérite d’être plus entendue que la mienne sur ce sujet. Ce que j’écris ici n’a en aucune mesure vocation à se substituer aux luttes anti-racistes, féministes, de classes... etc et à tous ces appels à une profonde déconstruction des mécanismes de domination que j’ai intégrés malgré moi en tant que femme, blanche, de classe moyenne... etc - pour ne parler que d’une situation que je peux appréhender de l’intérieur.
Ce que j’essaie de mettre en place en moi ne changera sans doute pas assez rapidement les choses. Pourtant je persévère, car je suis persuadée que ce dont le monde a besoin, c’est de guérison en profondeur. Que chaque individu prenne la pleine responsabilité de ses blessures et qu’il commence à les soigner une par une.
Prendre la pleine responsabilité de ses blessures ne signifie en cas que l’on est à l’origine des injustices qui nous été infligées. Prendre la pleine responsabilité de ses blessures, c’est prendre pleinement la mesure de la manière dont celles-ci nous ont affectés et nous affectent peut-être encore, des années après. C’est se rendre compte de l’état dans lequel elles nous ont laissés et d’entreprendre le travail de guérison, pour retrouver sa liberté.
Il ne viendrait jamais à l’esprit de personne de continuer à courir sur une jambe cassée. Mais lorsque c’est notre coeur qui se brise, on ne prend aucun temps pour la cicatrisation. On se relance dans la vie et dans nos liens aux autres avec des blessures émotionnelles toujours sanguinolentes et nos relations deviennent des reflets de ces plaies purulentes.
Vu le mépris et l’irrespect avec lequel on se traite souvent soi-même, la manière dont on détruit la planète et les humains qui la constituent n’a rien de surprenant je crois. Je pense qu’il n’est pas possible d’avoir une relation saine avec son environnement tant que l’on n’a pas une relation saine avec soi.
Il n’existe pas de remède miracle, qui mettra magiquement et surtout rapidement fin à nos maux.
Il est possible de se soulager temporairement de la douleur émotionnelle, comme on prendrait un Doliprane pour des maux de tête. Mais la vraie guérison prend du temps et n’est pas un processus agréable ou aisé. Je ne vais rien changer en profondeur sans régularité, persévérance et patience.
C’est cette volonté sincère de m’asseoir en présence de ma douleur, avec respect et douceur, année après année, qui a fait et continue de faire la différence pour moi. Je suis engagée depuis dix ans dans ce processus de guérison profonde et il est loin d’être fini. Mais les fruits récoltés sont d’une beauté inconcevable, qui méritent largement les efforts déployés.
Ma conviction profonde, basée sur mon expérience de vie, est qu’en réalité il n’existe pas d’autre chemin vers la joie.
Clara Chaurand
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